C’était l’hiver dans le désert. De jour, des vents terribles soufflaient en tous sens, le soleil rabougri se trouvait pris dans les rets du sable. De nuit, plusieurs pouces de poussière se déposaient le long des dunes. Les roseaux, au bord de l’eau, étaient aussi friables que du sucre vert. Les palmiers adoptaient de maussades teintes ferrugineuses. Les arbres de Bhelsheved avaient désormais tout perdu, fleurs, feuilles et oiseaux. La poussière raclait les dalles en mosaïque avant que la magie éolienne de celles-ci ne les balaye. Le lac avait un aspect myope, comme un bel œil devenu aveugle. C’était un hiver rude, sec, âcre, la vieillesse des saisons.
Les prêtres serviteurs du Ciel marchaient d’un air rêveur parmi la poussière et le givre, liés par leur contemplation des dieux. Ils avaient été formés à ignorer l’inconfort du corps, voire à l’intégrer à leur plaisir religieux. Cette vision à œillères de leurs sens leur faisait manquer beaucoup de choses. Ils ne s’apercevaient presque pas du miracle impressionnant qui se produisait parmi eux.
Elle portait maintenant son enfant depuis sept mois. Il est vrai qu’elle n’avait pas grossi, que sa grossesse surnaturelle était à peine visible : elle ressemblait, en ce septième mois, à une femme qui en est au troisième. Il n’y avait chez elle rien de lourd, de lâche ni de lent. Dunizel glissait, ses cheveux blancs comme un cygne flottant autour d’elle. L’ombre brillante de l’enfant d’Ajrarn rayonnait à partir d’elle... mais aucun d’eux n’aurait pu le remarquer. Elle ne parlait pas. Elle se déplaçait comme d’habitude autour des sanctuaires. Certaines nuits, elle s’aventurait dans les jardins de la cité sainte. Une, deux, ou trois fois, un prêtre qui méditait dans la pénombre leva les yeux et aperçut un nuage noir se précipiter du ciel sur ses ailes noires. À minuit, certains des bosquets paraissaient hantés par d’étranges énergies, des parfums et des impressions de mélodie. À midi, Dunizel marchait à l’ombre. Là où le soleil hivernal tombait en barres filandreuses, elle se détournait. Seule, elle ne semblait pas seule. Lorsqu’elle priait en compagnie des autres, elle paraissait toute seule. Mais ils ne le voyaient pas vraiment. Ils étaient amoureux du ciel. De quoi aurait-elle pu être amoureuse ? Les sorts vigilants mais automatiques des lieux confirmaient qu’elle était toujours vierge. Son célibat, son innocence, étaient inchangés, ou accrus.
Ils faillirent ignorer la merveille que Dunizel devait leur montrer.
À moins, peut-être, qu’une telle merveille, selon les lois du miracle, ne pût être finalement ignorée.
Un jour, une heure après le lever du soleil, se produisit une susurration, comme si des pieds passaient sur les chambres à échos des routes du désert conduisant à Bhelsheved. Lorsque la susurration cessa, retentirent des coups furieux à la porte occidentale, comme si des poings avaient tapé.
Ce n’était pas l’époque de l’année pour les visites et certainement pas l’époque pour recevoir quiconque. Les prêtres s’entre-regardèrent d’un air incompréhensif, considérèrent la porte qui s’agitait et les temples silencieux. Ils ne tardèrent pas à s’éparpiller sans prêter davantage attention au vacarme extérieur.
Des voix commencèrent à s’élever de l’autre côté de la porte, par-dessus le hurlement des vents.
— Laissez-nous entrer. Nous exigeons un jugement, il faut que justice soit rendue. Nous exigeons une réponse du ciel.
Aux prêtres qui purent entendre cela, cela dut donner une impression de charabia. L’on n’exigeait jamais rien des dieux.
Les portes ne s’ouvrirent point.
Les coups se turent.
Les squelettes de feuilles semblables à des harpies, poussés par le vent, coururent derrière les prêtres dans toutes les allées de la ville.
À l’extérieur des murs de Bhelsheved, la foule, insatisfaite, maussade, quitta la proximité du portail. En tout, il se trouvait là quatre-vingt-dix-huit personnes, et parmi celles-ci sept étaient des jeunes femmes qui étaient attachées ensemble par le poignet gauche. Les cheveux dénoués, les yeux rougis par les vents hivernaux, les lamentations et la rage, elles lançaient des murmures hargneux à leurs voisins ou à elles-mêmes.
Le reste de la foule se consulta. Bientôt, comme à l’époque du festival, ils allèrent planter leurs tentes au petit bonheur à cent pas des murs de Bhelsheved.
Plus tard dans la journée, une autre foule apparut, en provenance du sud. Elle n’était pas différente d’aspect. Trois filles étaient attachées parmi ces gens-là. Ils aperçurent les premiers et les rejoignirent. Les voix s’élevèrent de nouveau, mais personne ne frappa au portail.
En plein milieu de l’après-midi, deux autres troupes arrivèrent.
En tout, quatre cents personnes bivouaquèrent alors à l’extérieur de la ville, avec dix-sept jeunes femmes par groupes de sept, quatre, trois et trois attachées par le poignet.
Ils s’étaient tous mis d’accord pour se retrouver en ce lieu ce jour même. Des messagers avaient parcouru le pays. La teneur du message, dans tous les cas, était la suivante :
Des jeunes filles, la nuit de leurs noces, avaient occis leur époux. Certaines avec un poignard, ou un poison terrible, la plupart à l’aide d’une longue épingle à cheveux enfoncée dans le crâne en entrant par un œil. Et ces meurtrières, debout devant le cadavre de leur mari, avaient violemment proclamé que c’étaient les dieux de Bhelsheved qui leur avaient dit d’agir ainsi. Que l’un des dieux lui-même leur avait donné ses instructions en promettant qu’en récompense de leur fidélité il les prendrait comme épouse. Mais le dieu n’avait apparemment pas tenu sa promesse.
— C’est votre faute ! s’étaient lamentées les vierges meurtrières en agitant leur arme ensanglantée ou leur fiole de poison à l’adresse de leur père, de leur beau-père et des invités. Vous avez tout interrompu. Vous avez tout gâché !
Un étrange et sombre doute rôdait à propos des dieux. À propos de leurs attentions et de leur crédibilité. Ainsi qu’un rêve obscur et tentateur, une magnificence ténébreuse, qui avait promis quelque chose à tout un chacun... mais, pour l’instant, nul n’en avait discuté.
Une histoire circulait depuis longtemps à propos d’une vierge de l’un des villages qui avait refusé le mariage et, ayant été mariée, s’était opposée à la consommation ; les dieux l’avaient reconnue : c’était l’histoire de Dunizel, quelque peu altérée. Les familles outragées et horrifiées des meurtrières ne cherchaient donc point une justice temporelle. Elles attachèrent filles, nièces ou sœurs et les conduisirent à la ville sacrée comme de petits troupeaux de chèvres destinées au sacrifice. Même ceux dont les fils et les frères avaient été tués sous les mains pures de ces femmes ne s’étaient plaints, se contentant de suivre cette nouvelle procession, les yeux étrécis sous la poussière comme la haine.
Mais ces femmes étaient fières et elles marchaient fièrement en agitant leur chevelure dénouée.
Chacune supposait qu’elle avait été choisie par le dieu et que les autres meurtrières étaient dans l’erreur. Mais chacune éprouvait une certaine compassion pour ses semblables en comprenant la motivation d’un acte qu’elle aussi (elle qui avait été positivement élue) avait accompli.
Exaltées et venimeuses, les dix-sept meurtrières se tenaient parmi les bosquets sans feuilles à l’extérieur de Bhelsheved et la foule de leurs accusateurs, incapable d’obtenir une réponse divine, marmonnait, éperdue. Son mécontentement s’amplifia et pas seulement en rapport avec les portes closes.
Nul d’entre eux n’avait jamais vu ces lieux en cette saison. Le début de l’été était l’époque du pèlerinage ; durant l’hiver, ils restaient chez eux. Ils appréhendaient maintenant Bhelsheved dans sa nudité, sa glaciale pâleur, ses jardins dépouillés et son sable semblable à de la poussière de momies qui rampait le long des murs. Il n’est pas toujours agréable d’épier derrière les façades des choses.
La nuit arriva en souffles pesants qui s’assombrissaient et le froid qui mordait sèchement descendit alors. La lune apparut et les contempla de ses orbites bleues, jusqu’à ce que les feux qu’elles éclairaient parussent froids. Flammes et foi se ratatinèrent ensemble. Ils tinrent conseil là où ils avaient festoyé.
— Nous n’obtiendrons aucune aide de Bhelsheved. Il nous faut décider de la question par nous-mêmes.
— Assurément, les dieux auraient déjà parlé... s’ils avaient vraiment ordonné à nos filles d’accomplir des actes aussi terribles.
— Vos filles sont des chattes sauvages. J’ai un fils défunt qui en est la preuve. Vos filles doivent être punies. Ici même et maintenant. Nous n’avons pas besoin de dieux pour nous dire de quelle manière attacher une corde à un arbre.
— Les dieux, en tous les cas, restent manifestement indifférents. Ils ne désirent pas s’inquiéter de nous.
On versa des larmes, on se tordit les mains, il y eut des altercations et maints jurons. On échangea quelques coups. Finalement, l’on parvint à la décision, prise par certains avec une approbation furieuse, par d’autres avec un regret désespéré. À la première lueur, les dix-sept vierges seraient pendues aux arbres à cent pas de la ville jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le fait qu’il pût s’agir là de la profanation d’un lieu sacré, soit ne leur passa point par la tête, soit leur apporta une amère satisfaction.
Les meurtrières, tapies désormais près de leur propre maigre feu, toujours entravées, levèrent la tête lorsque les hommes aux yeux enflammés s’avancèrent vers elles à grands pas.
Une fille aux cheveux fauves plus brillants que les flammes fixa hardiment les yeux inamicaux du père de son mari assassiné.
— Eh bien, fit-elle, quelle nouvelle ?
— Une bonne nouvelle, Jaret, répondit-il aussitôt. Vous mourrez à l’aube.
Seize filles se mirent à sangloter et à se lamenter sur leur sort.
Jaret aux cheveux fauves eut un sourire de louve.
— Tuez-nous et soyez maudits. Bien que je sois seule à avoir été choisie par le dieu, ces autres ont agi en se croyant bénies de ses faveurs et il nous vengera toutes.
— Catin démente, s’écria l’homme, tes rêves écœurants t’ont rendue folle. Je te revois encore, les doigts couverts du sang de mon fils. Et demain je te verrai danser à un arbre.
Elle se releva soudain d’un bond et lui cria :
— Je danserai au paradis lorsque tu te tortilleras et hurleras sur les lames des diables.
Il la frappa alors et, allongée au sol, elle ajouta :
— Pour cela, le dieu t’arrachera les deux mains.
Les hommes firent volte-face et s’éloignèrent. Leur pas était rapide, comme s’ils avaient envie de courir.
En plein milieu de la nuit, tandis que la lune descendait dans les arbres nus, Jaret se réveilla parce que quelqu’un lui peignait doucement les cheveux.
La sensation était apaisante et, au début, elle ne se posa aucune question. Mais elle sentit encore l’ecchymose produite par le poing de son beau-père. Elle se rappela ce qu’elle avait fait et ce qui allait lui être fait et qu’il était peu probable que quelqu’un vînt la peigner. Elle leva les yeux.
— Silence, ma bien-aimée, fit une voix caressante. Ce n’est que moi.
Les yeux de Jaret s’écarquillèrent, car des mâchoires d’âne reposaient près de son visage, la joue contre la sienne, et il lui sembla qu’elles venaient de parler. Elle se tourna un petit peu et vit Chuz assis élégamment en tailleur sur le sable glacé à côté d’elle.
La lune était obscurcie et le feu pathétique était éteint. Il n’y avait pratiquement pas de lumière en dehors de l’inquiétante luminescence du givre. Elle ne savait rien de Chuz, dont on parlait fort peu dans cette région. Un instant, un instant seulement, elle le prit pour son dieu. Les reflets de sa chevelure étaient pâles et son profil droit, quoique d’une beauté exceptionnelle, ne la charma ni ne la rassura. Elle avait entr’aperçu un œil qui n’avait rien de charmeur...
— Puisque tu dois mourir à l’aube, fit remarquer Chuz sur un ton de simple conversation, pourquoi gaspiller la nuit à dormir ?
La fille frissonna. Elle remarqua qu’il lui avait peigné les cheveux avec un large peigne en ivoire de poisson. Un poisson du lac sacré ?
— Dès que je mourrai, annonça-t-elle, mon esprit passera entre les bras de mon promis.
— Et quel est cet heureux individu ?
— Le dieu noir de Bhelsheved.
— Ta foi est admirable. Tes sœurs ne paraissent pas la partager.
Il désigna de sa main gantée les seize filles affalées au sol au petit bonheur. Même dans le sommeil de l’épuisement, leur agitation exprimait leur appréhension et plusieurs gémissaient dans leurs cauchemars.
— Il réconfortera aussi celles-ci, cela ne fait aucun doute, dit Jaret d’un air hautain. Bien que, dans leur présomption, elles aient considéré comme leur étant désigné l’appel qu’il m’a envoyé.
Les mâchoires de l’âne éclatèrent de rire. Mélodieux, pour une fois.
Chuz jeta une paire de dès sur le sable.
Fière dans son épreuve, Jaret s’en offensa malgré tout.
— Il ne sied point que tu joues ici aux dés.
— Joue donc avec moi.
— Encore moins.
— Demain, tu joueras avec le seigneur La Mort.
Jaret se couvrit le visage avec les mains. Dans les ténèbres de cet auto-enlacement, elle contempla le corps de son mari, le bouton cristallin de l’épingle dépassant nettement de l’œil, et elle gloussa. Chuz venait rarement là où l’on n’avait point besoin de lui, là où, en fait, son aspect n’était pas venu avant lui. Lorsqu’elle émergea d’entre ses propres mains, elle distingua un peu mieux son visage, ou ses deux visages. Ils ne l’inquiétèrent point.
— Très bien. Nous allons jouer aux dès. Et m’aideras-tu à échapper à la pendaison, si je gagne ?
— Bien davantage. Je te permettrai de déambuler à Bhelsheved, malgré les portes closes. Et tu y verras des merveilles.
— Vraiment ? s’écria-t-elle.
Il l’excitait. La folie se reconnaissait et se sentait à l’aise.
— Mais tes dés n’ont pas de marques.
Au même moment, elle commença à distinguer des marques sur les dés.
— Demande, dit Chuz.
Ils jouèrent donc un moment et cela lui parut tout à fait normal. Mais elle n’eut guère de chance. Les dés tombaient rarement comme elle le désirait.
— Peu importe, dit enfin Chuz, je vais te permettre de gagner. Pourvu que tu m’embrasses.
La fille éclata d’un rire méprisant, toute convenance oubliée, et se pencha en avant.
— Non, dit Chuz, sur les lèvres. Sur la joue gauche.
Il se tourna et lui présenta sa face rugueuse, sèche comme une coque, la peau couturée confine du parchemin gris, les cheveux rouille et sanglants pendant comme des vers. Jaret hésita un instant, puis elle haussa les épaules. Elle l’embrassa fermement et sans réserve. Cependant, bien qu’elle ne le vît point, Chuz fit glisser le gant de sa main droite. Un index – un serpent qui se tortillait – rongea le bout de corde qui la reliait à une autre captive toute proche. Lorsque la corde retomba, l’autre fille, qui n’avait pas bougé jusqu’alors, se mit à remuer. Mais Chuz prononça deux ou trois paroles dont les syllabes demeurèrent floues et elle replongea dans sa stupeur.
Alentour, le campement était pareillement vaincu. Deux hommes, qui montaient auparavant la garde, étaient appuyés contre un arbre et ronflaient à l’unisson. Seuls se faisaient parfois entendre les bruits du sommeil. Elle ignorait, cette meurtrière enthousiasmée par sa délivrance, si son compagnon avait provoqué ce relâchement. Assurément, les dieux le lui avaient envoyé. Elle s’était attendue, plus ou moins, à être enlevée au moment où le nœud coulant se serait resserré sur son cou, au vu et au su de tout un chacun, par des esprits tempétueux, parmi les fanfares et les éclairs. Cette méthode était moins spectaculaire qu’elle n’aurait pu l’espérer, mais également moins hypothétique.
— Viens, lui dit Chuz.
Il se tenait à dix pas de là. Un feu qui couvait encore s’était attaqué à son manteau. Une réaction perverse était en train de se produire, car le tissu semblait brûler le feu et le réduire en cendres au lieu du contraire.
Jaret s’avança, obéissante, et Chuz se mit à marcher, passant entre les fûts dénudés des bosquets. Jaret entendit un bruit de pas titubant et jeta un coup d’œil derrière elle. Ses seize compagnes, toujours entravées par groupes de trois, quatre et six, la suivaient et suivaient Chuz, les yeux à peine ouverts... en transe.
Chuz approcha du grand portail occidental de Bhelsheved, fermé et barricadé de l’intérieur. Il murmura quelques mots à la porte et tapa sur ses panneaux du bout de ses doigts regantés.
Le portail ne parla point, pourtant tous ceux qui se trouvaient à proximité surent qu’il répondit. Il dit et ne dit point :
— Nul ne m’a laissé entrebâillé. Je suis verrouillé et barricadé de l’intérieur.
— J’ai le regret de t’apprendre que tu es dans l’erreur, fit Chuz. Il me suffit de te pousser légèrement pour pouvoir entrer.
— C’est inexact, dit-ne-dit-pas le portail. Inexact. Tu mens.
— Je vais pousser. Tu t’ouvriras.
— En aucun cas.
— Sans aucun doute.
— Tu es fou de t’imaginer pouvoir entrer.
— Tu es plus fou que moi de t’imaginer pouvoir m’empêcher d’entrer.
— Nul ne peut entrer.
— Quelqu’un en est capable et le fait.
— Qui ?
— La lune va et vient comme il lui plaît.
— Oui, dit-ne-dit-pas le portail. Je m’en inquiète.
— Je vais entrer, maintenant.
— Non, non. Je vais me verrouiller.
L’on entendit alors des bruits de lourds mécanismes et de pênes qui se déplaçaient de la seule manière qu’il leur restait... et le portail se déverrouilla par erreur.
Chuz poussa le panneau qui s’ouvrit largement.
— Maintenant, je ne puis entrer, dit Chuz.
— Ahhh, soupira-ne-soupira-point le portail.
Chuz pénétra dans Bhelsheved et les dix-sept meurtrières le suivirent, somnambules à l’exception de Jaret qui marchait la première.
Les temples étaient semblables à des tombeaux dans les ténèbres glaciales, bien que, çà et là, une veilleuse fût encore éclairée, blanche comme un fantôme. Le lac était terne et opaque, sa surface entremêlée de feuilles en train de se dissoudre.
Il était clair que les dieux n’hivernaient point en ces lieux. Les dieux étaient partis ou n’existaient pas.
Chuz fit halte.
— Écoutez.
Éveillées ou en transe, les dix-sept meurtrières écoutèrent.
Elles entendirent un bruit semblable à celui d’une soie argentée, de perles d’argent, puis une chanson semblable à celle d’un serpent qui sinue sur une poudre fine.
— Regardez.
Jaret distingua clairement, les autres comme à travers une fumée douce, une espèce de tourbillon d’étoiles. Il y avait eu un jardin, mais le jardin semblait être devenu partie intégrante de l’espace.
— Nous approchons-nous encore ? demanda poliment Chuz.
Elles se rapprochèrent. Au-delà d’une limite indéfinissable, elles ne purent continuer. Une sorte de rideau diaphane encerclait le jardin. Ce n’était pas qu’elles fussent incapables de franchir de force ce barrage, mais plutôt qu’en l’atteignant elles n’eussent nul désir de le traverser. Et pourtant, elles le désiraient.
À l’intérieur se trouvait la jeunesse de l’été. Des arbres étaient en bourgeons, l’herbe était couverte de fleurs. Un autre ciel, un ciel de nuit d’été, miroitant d’éclats stellaires colossaux, brillait au-dessus d’elles. Quelques étoiles étaient tombées sur terre et étaient devenues des lampes aux couleurs de flammes. Si le rideau translucide contenait cet été, l’hiver demeurant à l’extérieur, des lueurs, des bribes de musique et des bouffées fugitives d’encens pénétraient cependant le monde extérieur.
Les meurtrières étaient accrochées à cette vision, mouches prisonnières d’une toile.
Elles contemplèrent des personnages qui se déplaçaient comme les lumières. Une jeune fille qui rappelait un cierge pâle, de l’argent ouvragé dans son nuage de cheveux d’ébène, caressait des notes sur un cadre d’ivoire et des cordes de cristal. Un jeune homme, aussi pâle et noir qu’elle, versait un breuvage scintillant dans des coupes de jade spectral.
Il y avait un autre rideau derrière le premier. Il obscurcissait sans obscurcir. Elles distinguèrent Ajrarn, prince et seigneur, brillante créature de nuit, à travers cette gaze, et à son côté elles aperçurent une femme blanche comme les étoiles. Derrière le second rideau se trouvait une autre terre. Sur cette terre-là, qui était l’univers particulier de l’obsession amoureuse, vivaient ces deux uniques habitants, qui ne connaissaient qu’eux-mêmes. Là, il l’avait tissée dans la tapisserie de sa magie. Là, il l’avait enveloppée dans ses sorts protecteurs et là, de toutes les façons sauf une, il l’avait transformée en une partie de lui-même et elle avait réagi en devenant cette partie, union semblable à un mariage de plantes grimpantes, entremêlées, indiscernables.
Voilà ce que virent les jeunes filles qui regardèrent à travers ces deux rideaux, qui avaient séparé l’amour de l’aspiration à l’amour. Et chacune d’elles sut, en transe ou éveillée, qu’elle avait devant soi le dieu et son élue. Et que ce n’était pas elle.
Peut-être parce qu’elles furent seize à être pétrifiées, Jaret fut la première à se détourner. Elle fit une vingtaine de pas le long du rivage en mosaïque avant de s’arrêter, les mains serrées sur le flanc, comme si elle avait été blessée.
Chuz, comme une volute de brume, la suivit.
Elle ne le morigéna point pour son péché impardonnable : lui avoir révélé la vérité. Elle se contenta de dire :
— Comment pourrai-je le supporter ? Tout m’a été enlevé, moi à qui tout avait été promis.
— Et comment voudrais-tu le supporter ? lui demanda-t-il.
— Je n’aurai pas à le faire. Qu’on me pende dès demain. Cela ne me fait plus rien.
— Je t’ai offert la liberté.
— Je ne veux pas de la liberté. Je serai à jamais incapable d’être libre. L’hiver m’a touchée. Je suis aussi épuisée qu’une feuille morte restée sur son arbre. Demain, on m’élaguera. Je suis heureuse de mourir. Je pourrais mourir sans aucune aide. Je pourrais fermer les yeux et mourir de la même manière que les feuilles qui tombent. L’hiver m’a touchée.
Chuz la prit alors entre ses bras et elle sanglota sur sa poitrine, ainsi que, bien longtemps auparavant, Djasrin l’avait fait, non loin de là.
Peut-être avait-il besoin de son chagrin comme d’un aliment ou d’un vin. Peut-être aussi était-il compatissant avec ceux qui devenaient ses sujets.
Mais la désolation tendait à rester dans son sillage.
Il lui dit enfin :
— En dehors de la mort, que désire ton cœur ?
— Le tuer, dit-elle.
Elle ne savait pas précisément quelle sorte de « dieu » pouvait être Ajrarn et l’on peut donc lui pardonner la folie d’avoir émis des menaces à son encontre.
— Mais je suppose que, puisqu’il est immortel, il ne peut être occis.
— Il est bien moins et bien plus qu’immortel, ma bien-aimée. Mais, assurément, tu ne pourrais enfoncer une épingle à travers son crâne remarquable ni lui faire le moindre mal. Hormis d’une unique façon qui n’a d’ailleurs rien d’illogique.
La meurtrière se nicha contre l’épaule du Prince La Folie.
— Parle.
— Il n’est qu’un objet plus précieux qu’une goutte d’ichor Vazdru, fit songeusement Chuz. Il s’agit d’une larme Vazdru. Ces larmes sont très rares. Chez les Eshva, pleurer est une chanson. Mais les Vazdru sourient lorsque leur cœur se brise, car les cœurs démoniaques sont réparés par le sang humain. Pourtant, Ajrarn a parfois ordonné à tout son pays de pleurer.
— Qu’est-ce que Ajrarn ? murmura Jaret. N’est-ce point un diable monstrueux qui vit dans un égout souterrain ?
Chuz garda le visage impassible, mais les mâchoires d’âne s’esclaffèrent. La fille frissonna et tira sur le manteau de Chuz.
— Je ne t’ai pas oubliée, fit Chuz.
C’est à cet instant que commença le terrible hurlement. Jaret se retourna et vit que ses seize compagnes dans le crime s’étaient levées et couraient en tous sens. Prises de démence (et donc moins intéressantes pour Chuz, étant donné qu’elles lui appartenaient manifestement ?), elles s’arrachaient les cheveux et se lacéraient la peau. C’étaient des cris de trahison. C’était les hurlements d’une vierge qui engendrait un dieu, une vierge qui n’était aucune d’elles, car, magiquement sensibilisées, elles avaient naturellement compris son état. Nulle ne connaît mieux la couleur de l’habit que celles qui n’ont point la permission de le porter.
L’enchantement du jardin s’était déjà évaporé. Aucune trace ne demeurait, ni du Prince des Démons ni de son amante mortelle. L’on peut concevoir, après tout, que cela n’eût été qu’une illusion invoquée par Chuz lui-même, quoique fidèlement copiée sur l’original.
— Viens, répéta Chuz. Nous allons nous rendre dans le désert. Il te faut apprendre à attendre ce que tu désires. Étant ma sujette, tu connaîtras facilement la patience.
— J’ai froid.
— Je vais te réchauffer. N’es-tu pas déjà réchauffée ?
— Peut-être...
Alertée par les cris en provenance de l’intérieur de Bhelsheved et par la disparition probable du sort de Chuz, la foule à l’extérieur des murs revenait à soi. Certains avaient déjà découvert l’évasion des meurtrières.
D’autres avaient remarqué que l’une des portes était ouverte.
Chuz et la dix-septième meurtrière se glissèrent par l’ouverture, deux ombres indistinctes, tandis que trois cent quatre-vingt-trois personnes s’avançaient en titubant.
Un miroitement hésitant se trouvait dans le ciel oriental. Il régnait un sentiment de confusion et nombreux furent ceux qui considérèrent cette lumière avec peur avant de reconnaître les prémices de l’aube.
— Nous ne quitterons pas la ville tant que cette affaire n’aura pas été réglée, déclarèrent les hommes.
Ils étaient sur les rues en mosaïque, autour du lac, le long des ponts blancs, à la porte du temple central. Non, ils ne voulaient point bouger. Ce sanctuaire sacré, qui était interdit aux hommes sauf en une seule saison, était désormais engorgé et encombré. Il semblait qu’ils ne repartiraient jamais. Ils exigeaient des informations et des mesures. Les prêtres hors de ce monde, qui s’étaient éparpillés comme des oiseaux effrayés devant les cris qui retentissaient sous leurs fenêtres, erraient sans but en groupes voletants. L’hystérie, pour la première fois, les avait touchés. La proximité de ces personnes qui n’avaient pas été invitées, qu’ils ne pouvaient contrôler et que les dieux avaient été incapables de maintenir à l’extérieur, était comme une agression, un viol.
Une nouvelle poignée de messagers était partie à cheval. L’on mandait les anciens et les personnages importants, ceux qui étaient versés dans l’éthique religieuse. Car nuls ne savaient que faire, prêtres ou laïcs. Et aucun des deux côtés n’était prêt à se déplacer pour aider l’autre ou lui concéder quoi que ce fût.
Les seize meurtrières (l’une avait mystérieusement disparu, probablement partie dans le désert hivernal mutilé par les lions) n’avaient pas été pendues. Elles avaient été attachées à un arbre sans feuilles au bord du lac. Elles ne criaient plus, car elles étaient épuisées. Et elles ne cherchaient plus à échapper à la mort, qui, ironiquement, leur était désormais refusée. Certaines avaient tenté de se noyer dans le lac, mais les cordes n’étaient pas assez longues pour permettre de s’y immerger. Frustrées, elles fixaient le sol.
— Qu’avez-vous vu ? leur avait-on demandé.
Elles avaient répondu avec force détails. Elles avaient expliqué le préjudice et l’humiliation qu’elles avaient subis... la vierge qui attendait un enfant, la femme du dieu.
Rien d’étonnant à ce que la foule refusât de partir. Rien d’étonnant à ce que l’on eût fait mander les anciens et les philosophes.